L’Insee publie ce jeudi une étude sur l’évolution de l’emploi en France de 1982 à 2014. Niveau de formation, répartition géographique : les données des trois dernières décennies soulignent la paupérisation des zones rurales et industrielles, et l’inflation des emplois administratifs.

En plus de 30 ans, le paysage de l’emploi en France a radicalement changé. Pour mieux comprendre la situation de l’emploi en France, l’Institut a compilé et analysé des données provenant des recensements de la population effectués en 1982, 1990, 1999, 2009 et 2014. Plus de trois décennies d’évolution scrutées, qui permettent de comparer les métiers des Français sur environ deux générations, les parents représentant l’économie de 1982 et leurs enfants, celle des années 2000 et 2010.

Le grand recul de l’industrie et la victoire de l’administration
Le premier constat dressé par l’Insee concerne les différents secteurs d’activité des Français entre ces deux époques. Dans l’absolu, l’emploi a progressé presque partout, malheureusement pas au même rythme que la population active, le taux de chômage passant de 6,7% en 1982 jusqu’à plus de 10% en 2014. Sans surprise, le seul secteur qui ait chuté en nombre est celui de l’emploi dans les «productions matérielles» (industrie et agriculture). Malgré une très légère hausse des cadres industriels (dont le métier a considérablement changé), le reste des emplois du secteur a chuté, avec 2,8 millions de postes en moins depuis 1982! Les ouvriers non qualifiés ne représentent plus que 8,4% des emplois. Mais les professions intermédiaires comme les ouvriers qualifiés ou les secrétaires ont également fondu au rythme des fermetures d’usine. L’Insee évoque les secteurs particulièrement touchés du textile, de l’automobile, au contraire du bâtiment et du nettoyage qui ont résisté.

Par quoi ces emplois ont été remplacés?

Ces emplois ont été remplacés dans une moindre mesure, par un déplacement vers ce que l’Insee appelle les «fonctions d’intermédiation», c’est à dire les métiers du commerce inter-entreprises et de l’ensemble transports-logistique: environ 600.000 postes dans ce domaine ont été créés en quelque 32 ans. De même, si les postes liés à la production ont chuté, les emplois dans le commerce ont augmenté, tout comme les services de proximité. L’emploi non qualifié dans ces secteurs est même qualifié de «moteur» de l’emploi en France. La mercantilisation relative a donné la part belle aux activités de distribution, mais les métiers de la culture ont aussi profité d’une embellie. En incluant les salons de coiffure, boutiques telecom et tous les services, le gain global dans ces domaines est estimé à 2,2 millions d’emplois en plus. L’étude cite notamment les serveurs et employés de la restauration, ou encore les agents de sécurité.

Signe de financiarisation et de la technicité accrue de l’économie globale, les métiers réservés aux «fonctions intellectuelles supérieures» ont aussi prospéré, la définition regroupant les métiers de la conception, de la recherche, des prestations intellectuelles et de la gestion. Les consultants et ingénieurs de tous domaines sont en effet 1,7 million de plus qu’au début des années 1980.

Mais le métier le plus «popularisé» pendant les années Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande, est bien celui de fonctionnaire, quel que soit son niveau de formation. Entre l’étatisation assumée, les décentralisations créatrices de doublons, et les crises économiques régulées par l’emploi public et «aidé», le secteur «administration et santé» s’est accru de 2,7 millions d’employés. La masse salariale de l’État n’a cessé d’enfler, avec une progression des effectifs de 0,6% par an sur la dernière décennie, soit deux fois plus vite que dans le privé! On pense irrémédiablement aux enfants des villages de province, ayant rejoint la fonction publique dans la «grande ville» la plus proche, comme le pressentait dès 1964 Jean Ferrat, avec une tendresse mélancolique dans sa chanson sur la «Montagne»: «leur vie? Ils seront flics ou fonctionnaires…».

L’économie paysanne en perdition, les cadres partis transformer les villes

Effectivement, cette évolution est d’autant plus remarquable lorsqu’on l’apprécie en fonction du territoire français. La géographie de l’emploi ne s’est pas trouvée fondamentalement modifiée, et il n’y a pas eu de réorganisation profonde de la carte de l’emploi. Mais par exemple, la chute de l’emploi ouvrier a été plus forte dans les grandes villes que dans les zones rurales, accentuant la précarisation des campagnes. En effet, les ouvriers agricoles ont stagné, car leur métier n’est pas délocalisable. Ces métiers constituent le quart des actifs dans certaines régions viticoles. Mais hormis quelques aires privilégiées, cette persistance de l’activité ne traduit pas, loin s’en faut, un réel dynamisme: selon le géographe Christophe Guilluy, «nous vivons un Florange de l’agriculture», l’économie paysanne affrontant un déclassement généralisé.

Corollaire, les villes ont continué d’engranger les nouvelles professions intellectuelles, qu’elles soient publiques ou privées. Même si les campagnes ont vu le nombre de cadre doubler, celui-ci reste excessivement faible à 7,2% de la population active rurale, alors qu’ils constituent 25% des salariés des «pôles urbains de plus de 100.000 habitants». Une proportion qui grimpe jusqu’à 30% en Île-de-France.

Combinée à la disparition des ouvriers, cette concentration progressive des cadres dans les grandes villes explique aisément la «gentrification» de certains quartiers, anciens faubourgs populaires transformés en repères de diplômés pleinement intégrés à l’économie mondialisée.

LE FIGARO