L’ancien patron de l’intelligence économique à Matignon et directeur du renseignement à la DGSE dresse le portrait apocalyptique d’un Airbus menacé par les affaires, miné par le « pouvoir absolu » de Tom Enders et décapité de ses meilleurs éléments. Interview-choc.

Alain Juillet n’a pas l’habitude de parler pour ne rien dire. Ancien directeur du renseignement à la DGSE, ex-responsable de l’intelligence économique à Matignon, le président de l’Académie de l’intelligence économique suit avec attention la situation d’Airbus depuis la montée en puissance des affaires de corruption. Il dresse pour Challenges un constat apocalyptique sur la situation du champion européen, menacé par les affaires de corruption, une incroyable guerre des chefs qui a abouti au départ du numéro deux Fabrice Brégier, le « pouvoir absolu » du président exécutif Tom Enders, et un conseil d’administration dépassé.

Que vous inspire le départ prochain du numéro deux d’Airbus Fabrice Brégier, après une lutte à mort avec le président exécutif Tom Enders ?

Cela faisait déjà un moment que Tom Enders s’employait à consolider son pouvoir absolu sur le groupe, récupérant peu à peu toutes les prérogatives de son numéro deux Fabrice Brégier. L’objectif était d’être en position de force pour obtenir un troisième mandat en 2019. Enders était en cela appuyé par le président du conseil d’administration Denis Ranque, au nom d’une alliance d’intérêts : Enders restait à la tête du groupe, Ranque à celle du board. Les affaires de corruption présumée ont aggravé les tensions entre Enders et Brégier. Tom Enders a voulu se saisir de l’affaire des irrégularités sur les ventes d’avions civils pour endosser le costume de M. Propre, démanteler la division SMO (Strategy and Marketing Organisation) de Marwan Lahoud et récupérer la responsabilité du commercial. Fabrice Brégier, lui, a voulu profiter du fait que Tom Enders était mis en cause dans l’affaire de la vente des Eurofighter en Autriche pour tenter de prendre sa place. Pour sauver sa tête, Enders devait liquider son adjoint. C’est ce qu’il a fait, avec la bénédiction du board.

Comment jugez-vous la situation actuelle du groupe, avec un Brégier en partance et un Enders très affaibli qui doit faire la transition jusqu’à 2019 ?

La situation est très grave : Airbus est aujourd’hui une société décapitée, plongée dans une crise managériale majeure. Fabrice Brégier quitte le groupe. Tom Enders reste, mais il est extrêmement affaibli. Le patron d’Airbus Helicopters Guillaume Faury le remplace, mais il n’a toujours pas de successeur à la tête d’une branche hélicoptères toujours en difficulté. Le groupe n’a plus de vrai patron de la stratégie depuis le départ de Marwan Lahoud début 2017. Le directeur commercial John Leahy, pilier du groupe, part à la retraite. Entre ceux qui partent et ceux qui sont virés, il y a un manque d’encadrement supérieur terrible chez Airbus. Tout est à reconstruire.

Tom Enders affirme qu’il quittera le groupe à l’échéance de son mandat mi-2019, après avoir géré la transition. Cette situation est-elle tenable pendant dix-huit mois ?

Il est certain qu’Enders apparaît extrêmement affaibli. Il voulait profiter des soupçons de corruption sur les contrats civils pour accroître son emprise sur le groupe et y faire le grand ménage. Le fait que son nom soit cité dans l’affaire autrichienne montre qu’il s’est fait prendre à son propre jeu. Ceci dit, il ne faut pas sous-estimer le bonhomme. On ne peut pas exclure qu’il tente de rester à la tête du groupe, si le montant de l’amende qu’infligera le Serious Fraud Office britannique est plus limité que prévu. Vu son caractère, on ne peut pas exclure non plus qu’il prenne des décisions fortes ces prochains mois, sur l’avenir de l’A380 par exemple, pour montrer qu’il est toujours le patron. Je suis persuadé que dans son esprit, le combat n’est pas fini.

Guillaume Faury a-t-il le bon profil pour remplacer Fabrice Brégier ?

C’est un très bon, indéniablement, qui connaît bien la maison et a fait du bon travail chez Airbus Helicopters. La question est de savoir s’il n’est pas un peu « bleu ». Enders et Brégier étaient deux fauves : Faury a un profil beaucoup plus discret et réservé.

Airbus a réalisé une année 2017 record sur les livraisons, avec plus de 700 avions livrés. Le groupe est-il étanche à la crise de management actuelle ?

Ce qui est sûr, c’est qu’Airbus peut compter sur son énorme carnet de commandes, qui devrait lui permettre de vivre sans trop de problèmes pendant deux ou trois ans, ne serait-ce que par effet d’inertie. Mais le groupe doit prendre rapidement des décisions stratégiques majeures, sur l’A380 et l’A400M notamment. Tom Enders, dans la situation actuelle, est-il en position de prendre ces décisions qui engagent l’avenir de tout le groupe, comme un possible arrêt du programme A380 ?

Le conseil d’administration d’Airbus a t’il été au niveau dans ce contexte ?

A l’évidence, il a failli. Il est invraisemblable que le conseil n’ait pas réagi plus tôt face à une situation managériale de cette gravité. Son rôle est justement d’éviter ce type de guerre des chefs, et de préparer dans la sérénité la succession des poids lourds du comité exécutif qui quittent le groupe. La réalité, c’est que Tom Enders a conçu ce conseil pour être à sa botte, avec des membres très bien rémunérés qui l’ont suivi aveuglément jusqu’à très récemment.

Faut-il envisager un retour d’administrateurs représentant les États au sein du board, alors qu’ils en ont été éjectés en 2013 ?

Cela me paraît du simple bon sens. Vu les investissements consentis sur l’A400M, les États français et allemand sont fondés à revenir autour de la table. Cela devra être négocié entre la France et l’Allemagne quand cette dernière aura de nouveau un gouvernement stable. Le défi est de trouver des administrateurs étatiques compétents et impliqués, ce qui est loin d’avoir été systématiquement le cas dans les sociétés où l’État est au capital.

Les pouvoirs publics ont-ils joué leur rôle ?

On a bien vu dans cette affaire que l’État français n’a, pendant longtemps, pas eu accès aux informations lui permettant de saisir la gravité de la situation. Après avoir surveillé l’affaire de loin,