A l’occasion de la visite du président Macron en Chine, nous avons rencontré Fabrice Brégier, en tête à tête. A quelques jours de son départ d’Airbus, après 25 années de carrière au sein du groupe européen, le directeur de la division Avions commerciaux d’Airbus a accepté de passer en revue les grands dossiers du moment : la stratégie d’Airbus en Chine, le rapprochement avec Bombardier (C-Series), le renouveau de l’A321, les problèmes de motorisation de l’A320neo, la mévente de l’A350-1000, l’avenir de l’A380.

Après 25 ans au sein du groupe Airbus, dont cinq comme CEO de MBDA, quatre comme CEO d’Eurocopter et onze en tant que COO, CEO ou Président d’Airbus Commercial Aircraft, Fabrice Brégier quittera Airbus en février 2018. © F. Lancelot / Airbus

C’est un homme détendu et souriant que nous avons rencontré à Pékin. Les dés sont jetés. D’ici mi-février 2018, Fabrice Brégier aura quitté Airbus. Il parle néanmoins des différents programmes d’avions avec toujours la même force de conviction. Plus encore, quand il évoque les projets et les grandes échéances, il continue d’utiliser le « nous ». Se reprenant parfois en ponctuant sa phrase d’un «  si je peux me permettre de donner un avis pour le management d’Airbus sur 2018 ». Il est évident, que Fabrice Brégier ne se voyait pas quitter Airbus aussi tôt, aussi vite.

Aerobuzz – Le 15 janvier 2018, John Leahy dressera le bilan commercial 2017 d’Airbus, mais d’ores et déjà, quel bilan pouvez-vous dresser pour l’année écoulée, en ce qui concerne les avions civils ?

Fabrice Brégier – L’année s’est très bien tenue, avec des livraisons en décembre, supérieures à celles de décembre 2016, c’est-à-dire plus de 111. Comme nous avions livré 591 avions au 30 novembre, cela implique que nous sommes au-dessus de 700 avions.

Qu’en est-il des commandes ?

Les contrats doivent être audités. Beaucoup ont été signés en fin d’année. Les auditeurs doivent s’assurer que tout a été réglé au plan juridique et financier suffisamment à temps pour pouvoir comptabiliser ces contrats dans l’année 2017. C’est la raison pour laquelle nous décalons la publication de ces chiffres au 15 janvier.

John Leahy avait expliqué que compte tenu de notre carnet de commandes, il y allait y avoir un ralentissement dans les prises de commandes, tout en augmentant nos livraisons. Il avait annoncé 400 commandes. Nous serons très largement au-dessus. Et il y a le potentiel de conserver un « book to bill » encore supérieur à un.

Airbus possède une chaine d’assemblage final A320 à Tianjin, où a été ouvert l’été dernier un centre de finition et d’aménagement cabine A330. Qu’est-ce-qui justifie ces investissements aussi importants d’Airbus en Chine ?

Ce qui justifie nos investissements en Chine est la vision que nous avons eue il y a plus de 10 ans, que la Chine allait devenir le plus gros marché du transport aérien mondial. A cette époque, ce n’était pas l’opinion de beaucoup. Il s’avère que nous avons eu raison. L’année dernière nous avons dépassé 1.500 avions Airbus dans le ciel chinois. C’est de loin maintenant le pays qui fait voler le plus d’Airbus.

Il y aura une croissance du trafic aérien de plus de 10% par an au cours du 13ème Plan qui court jusqu’en 2020, et la croissance pour les 20 prochaines années, nous l’estimons à 6.500 avions neufs nécessaires, et c’est une estimation prudente, c’est-à-dire 6,9% de croissance sur l’ensemble de la période, ce qui en fera le plus grand marché mondial en termes de trafic aérien.

« Quand on a la possibilité d’accéder à ce marché, de façon privilégiée, avec des coopérations industrielles de long terme comme la chaine d’assemblage à Tianjin, évidemment, c’est une carte importante à jouer. »

Quand on a la possibilité d’accéder à ce marché, de façon privilégiée, avec des coopérations industrielles de long terme comme la chaine d’assemblage à Tianjin, évidemment, c’est une carte importante à jouer. Il faut aussi proposer les bons produits. Cet environnement positif nous a permis de vendre en Chine, plus d’avions que Boeing sur la période et donc de doubler notre part de marché, en passant de 25 % environ en 2005, à 50% aujourd’hui.

Sur cette période, l’industrie aéronautique chinoise a lancé plusieurs programmes d’avions, notamment un monocouloir. Ne craignez vous pas la concurrence chinoise à terme, en particulier celle que pourrait faire COMAC à l’A320neo ?

Au niveau mondial, l’A320neo continuera d’être leader jusqu’environ 2030, parce que ce sera à peu près à cette date là qu’il y aura de nouveaux avions, avec de nouveaux moteurs, de nouvelles technologies. D’ici là, cet avion restera le meilleur de sa catégorie, avec les évolutions à venir, et ce par rapport au 737 de Boeing, ou à tout nouvel entrant.

Certes, il y aura une concurrence chinoise, mais cette concurrence chinoise devra démontrer ses performances, sa fiabilité, sa compétitivité, et sa capacité de monter en cadence. Je pense que nous continuerons à livrer un grand nombre d’A320 aux compagnies chinoises et aux sociétés de location de leasing chinoises au cours des dix prochaines années.

La coopération industrielle que nous établissons est d’autant plus intéressante de ce point de vue-là que nous pourrons nous prévaloir que nous assemblons des avions en Chine.

Où en sont les négociations de rapprochement avec Bombardier sur le programme C-Series ?

Nous en sommes dans la phase de discussions des autorisations. D’une part. Certaines ont déjà été accordées. Et d’autre part, nous préparons la nouvelle joint venture que nous aurons avec Bombardier. Jusqu’à la date de clôture de l’opération, les équipes restent concurrentes et il n’y a qu’un nombre très limité d’individus, qui de chaque côté, travaillent à la préparation de l’avenir.

Avez-vous une idée du temps que va prendre cette phase ?

Je pense que les autorisations devraient être accordées en 2018.

Envisagez-vous l’implantation d’une ligne d’assemblage finale C-Series à Mobile, notamment pour livrer sur le marcher des Etats-Unis ?

A ce stade, c’est de la responsabilité exclusive de Bombardier. Mais si la décision était prise par Bombardier, elle ne serait pas remise en cause par Airbus ultérieurement.

Deux lignes d’assemblage final pour un programme dont le potentiel paraît limité, n’est-ce-pas trop ? N’y-a-t-il pas un risque que Mobile se développe au détriment de Montréal ?

Les engagements pris pour Montréal permettront de développer l’activité. Ce qu’il faut voir, c’est que cette joint venture fait sens parce que Airbus va apporter la crédibilité qui manquait à ce programme, son réseau de vente et son réseau d’après-vente. De nombreuses compagnies aériennes qui hésitaient à acheter du C-Series, parce que l’avion est performant et compétitif, pourront d’autant plus le faire qu’elles achèteront un produit qui deviendra un produit de la gamme Airbus. On mise effectivement sur cette croissance pour développer l’activité industrielle à Mirabel.

« De nombreuses compagnies aériennes qui hésitaient à acheter du C-Series, pourront d’autant plus le faire qu’elles achèteront un produit qui deviendra un produit de la gamme Airbus. »

Combien de temps vous faudra-t-il pour implanter une ligne d’assemblage final ?

Si l’on compare avec l’A320, tout en considérant qu’à Mobile beaucoup d’infrastructures sont déjà en place, il faut deux ou trois ans. C’est l’ordre de grandeur. A Mobile ou à Tianjin, nous sommes partis de zéro. Il nous a fallu construire les infrastructures, former les personnels. A Tianjin, cela nous a pris trois ans. A Mobile, ce sera plutôt deux ans pour un produit supplémentaire. Au plan industriel, nous avons réalisé le « cabin completion center » A330 de Tianjin, en 18 mois.

2018 débute avec le roll out de l’A321neo ACF  qui a engrangé une belle série de commandes en décembre 2017. L’ACF incarne-t-il la revanche du 321 ?

Oui et non. Le marché a évolué. Nous n’avons pas attendu l’ACF pour monter fortement en cadence. Nous étions à 5 ou 6 avions par mois. Maintenant, pas loin de 40% de la flotte A320 est livrée en A321. L’ACF va poursuivre en améliorant encore ce positionnement et les performances de l’A321

Qu’est ce qui fait le succès de l’ACF, et au-delà de l’A321 ?

Nous proposons des avions à plus haute densité mais sans altérer le confort, qui vont être encore plus compétitifs au coût par siège. C’est un modèle low cost qui s’étend à de nombreuses compagnies aériennes traditionnelles qui veulent concurrencer leurs compétiteurs sur le coût au siège.

Je pense qu’à l’horizon 2020, 50% de la production totale sera composée d’A321 grâce aux évolutions de l’A321 ACF et, de manière plus générale, à celles faites sur l’A321 qui lui permettent d’avoir des missions de long rayon d’action.

A321neo ACF : « C’est un modèle low cost qui s’étend à de nombreuses compagnies aériennes traditionnelles qui veulent concurrencer leurs compétiteurs sur le coût au siège. »

L’A321neo ACF se positionne en face de quel modèle concurrent ?

Il n’y a pas de concurrents directs qui permettent à la fois d’avoir cette capacité de sièges et ce rayon d’action. Boeing a réagi au mieux de ce qu’il pouvait faire en lançant le Max-10 qui se rapproche en capacité de sièges mais qui a des performances inférieures et notamment des rayons d’action sensiblement inférieurs, ainsi que des capacités de décollage très inférieures.

Le Middle Market Airplane ou MMA dont parle Boeing et qui pourrait devenir le 797, n’est-il pas une menace pour l’A321neoACF ?

On verra bien lorsque celui-ci sera lancé. Mais je ne le crois pas parce que l’A321neo est un avion extrêmement compétitif. Il est facile de comprendre qu’un monocouloir étendu au maximum de ses capacités, demeure plus compétitif qu’un nouvel avion avec un moteur beaucoup plus puissant qui aurait potentiellement des performances supérieures en rayon d’action et en capacité d’emport. Je suis persuadé que l’A321neo, dans son domaine, restera le leader dans son marché.

Le succès actuel de l’A321 à la suite du lancement de la version neo, puis neoACF, rappelle celui de l’A330 avec la version neo qui a relancé l’intérêt des compagnies pour un modèle ancien. Y-a-t-il chez Airbus un syndrome A330 ?

Des avions qui donnent satisfaction comme l’A320 ou l’A330 peuvent, avec des évolutions pertinentes, pratiquement concurrencer tous nouveaux avions. Grâce à la remotorisation, l’extension de la voilure, etc. C’est pour cela que nous disons nous-même, qu’un successeur ne fait sens que si il y a des breakthrough (ndlr – ruptures technologiques). Soit que ces nouvelles motorisations très innovantes ne peuvent pas être installées sur des avions classiques. Soit que des nouvelles technologies au niveau de l’avion, des systèmes ou du fuselage, permettent des sauts de performances. Et cela, nous le voyons autour de 2030.

« Un successeur ne fait sens que si il y a des breakthrough. Et cela, nous le voyons autour de 2030. »

Autrement dit, vous estimez que les avions actuels peuvent encore être améliorés ?

Il y a un terme à tout. Les formules existantes souffriront par rapport à de nouvelles technologies qu’il serait cher, à présent, d’intégrer sur des avions existants. Mais pour le moment, ces avions restent extrêmement performants. Avec un A330neo, vous avez des performances en consommation similaires à celles d’un 787.

Avec l’A330-900 et le 787-9, ou encore l’A330-800 et le 787-8, nous arrivons à des consommations par siège très similaires alors que personne ne pensait cela possible il y a 10 ans. Mais nous avons travaillé davantage et y sommes parvenus. Il n’y a pas de règles d’or, mais dans la période actuelle, je pense que les remotorisations sont la solution la plus efficace.

Les problèmes de motorisation de l’A320neo sont-ils enfin résolus ?

Je le crois. 2017 a été une année très difficile. Il ne faut pas se le cacher. Les problèmes ont conduit à des retards importants de livraisons. Les clients ont besoin de ces avions, notre première pensée va à ces clients. Nous avons donc pris une décision avec Pratt & Whitney de réduire délibérément le nombre de livraisons pour leur permettre de stabiliser, et leur production, et leur rechanges.

A320neo : « 2017 a été une année très difficile. Il ne faut pas se le cacher. »

Pratt & Whitney y est parvenu en fin d’année et entre temps, ils ont réglé les deux problèmes techniques majeurs auxquels ils étaient confrontés. Le challenge pour Pratt & Whitney sur l’année 2018, sera, à mon avis, d’être capable de monter plus vite en cadence, mais franchement, j’ai grand espoir qu’ils y parviennent.

Airbus propose deux options de motorisation pour l’A320neo. Qu’en est-il de la seconde ?

Côté CFM, le démarrage a été moins difficile, mais il y a quand même eu aussi un certain nombre de difficultés industrielles. CFM travaille beaucoup à les résoudre. Je pense que de la même façon, leur plan de montée en cadence, sera globalement tenu, sur l’année 2018.

Comment s’annoncent les livraisons d’A320neo cette année ?

2018 restera une année, je pense, difficile, mais qui devrait conduire à livrer beaucoup plus de neo que nous l’avons fait en 2017. Notre objectif en 2017 était d’en livrer au moins 200. Malgré toutes les difficultés évoquées, nous ne serons pas si loin de la cible. Sans le problème moteurs, nous aurions tenu complètement nos engagements.

En novembre et décembre nous avons livré un très grand nombre d’A320neo du fait de l’arrivée tardive des moteurs. Ce qui prouve que ce n’était pas la capacité industrielle d’Airbus qui était le point de blocage mais bien la disponibilité des moteurs.

En 2018 ce sera un point très important pour ne pas dire le point d’intérêt majeur pour le management d’Airbus. C’est l’enjeu de montée en cadence sur les avions comme sur les moteurs ; côté moteurs nous avons une visibilité qui doit être confortée, mais nous avons bon espoir de tenir les objectifs.

Airbus s’apprête à livrer à Qatar Airways le premier A350-1000. Toutefois, on note que certains clients ont renoncé au -1000, au profit du -900.

Pour Airbus, que nous vendions du -900 ou -1000, c’est à peu près la même chose. Le -1000 va avoir une très belle carrière. Nous n’avons pas déployé tous nos efforts sur le marketing du -1000 jusqu’à présent.

Pour quelle raison ?

Parce que nous avions suffisamment de challenge industriel sur le -900. On voulait être sortis de ces challenges industriels et garantir la certification du -1000. Ces deux conditions sont désormais remplies. Le -1000 aura un marché énorme à partir de 2022, 2023 parce qu’à cette échéance commencera la vague massive du remplacement des 777-300ER. Et le -1000 a la capacité du 777-300ER, le range du 777-300ER et n’a pas de concurrent dans ce domaine là. Donc il n’y avait pas d’urgence.

« Le -1000 aura un marché énorme à partir de 2022, 2023 parce qu’à cette échéance commencera la vague massive du remplacement des 777-300ER. »

Le deuxième point est qu’un certain nombre de compagnies aériennes souhaitent de la part des grands industriels de la flexibilité. Airbus doit être flexible sur les wide bodies, être capable de s’adapter aux évolutions des plans de flotte des compagnies aériennes, sinon, ces clients ne prennent pas d’engagements à long terme. United a revu ses plans, a considéré que le -1000 était un peu gros. Elle est finalement revenue au -900 et en a commandé dix de plus.

L’A380 reste un problème pour Airbus. Les négociations avec Emirates Airlines à propos d’une nouvelle commande prennent apparemment plus de temps que prévu. Où en sont-elles ?

Les discussions sont en cours. Au 15 février 2018 (ndlr : date de publication des résultats 2017 globaux d’Airbus ) nous aurons peut-être un peu plus de clarté. Emirates est un soutien indéfectible à l’A380. On lui en a livré 100 et ils en ont commandé 142. La commande éventuelle supplémentaire sera un engagement réciproque. Vous avez noté que Emirates veut avoir la garantie qu’Airbus continuera à s’engager dans la durée sur l’A380. Ce qui me paraît être une question légitime de la part de notre plus gros client.

Un programme peut-il dépendre à ce point d’un seul client ?

Le programme A380 a besoin du soutien d’Emirates. L’A380 est l’avion qui a fait la croissance d’Emirates, sur lequel ils basent leur qualité de service, leur image, leur modèle. Mais notre but, c’est d’être capable en ayant des engagements à long terme réciproques, de convaincre progressivement d’autres clients.

Nous sommes ici en Chine, je pense qu’il y a des possibilités à terme d’avoir un grand hub, ou plus de hubs mondiaux basés en Chine avec de nouveaux aéroports qui seront idéaux pour l’utilisation de l’A380. Voilà un exemple.

« Un cap difficile à passer pour l’A380 »

Toutefois, l’A380 pose un problème à court terme…

Evidemment, le marché pour l’instant est très étroit, mais on ne peut pas penser que le trafic double de taille tous les quinze ans et qu’on va continuer à desservir des grandes villes avec des avions de la taille du 777 ou du 350. Je continue de croire que le marché de l’A380 va se développer, encore faut-il passer ce cap difficile.

Vous vous apprêtez à quitter vos fonctions d’ici un mois. Ne partez vous pas d’Airbus avec un goût d’inachevé ?

Si la question est de savoir si j’aurais pu faire plus, la réponse est « oui », mais pas de goût d’inachevé. Ce que j’ai fait en 25 ans de carrière chez Airbus, je pense que je n’ai pas perdu mon temps.

Interview réalisée par Gil Roy, le 8 janvier 2018, à Pékin.

Source : Aerobuzz