Derrière la définition de l’entreprise se joue l’équilibre des liens entre la politique, la société et le marché. Emmanuel Macron est clairement favorable à l’extension du champ de responsabilité des entreprises. Le sujet passionne les politiques, les dirigeants et les syndicats.
La future loi Le Maire va se pencher sur la définition de l’entreprise. Emmanuel Macron (re)ouvre avec cette question un débat philosophique et juridique aussi ancien que le capitalisme. Quel doit être le rôle de l’entreprise dans la société ? Stricte poursuite du profit ou participation au bien commun? En France, socialisme et catholicisme social défendent depuis le XIXe siècle la seconde voie. La majorité du patronat a longtemps répondu que générer du résultat afin de payer salaires et impôts constitue la meilleure des contributions sociales.
Ces questions sont cruciales ; elles encadrent les liens toujours mouvants entre la société, la politique et le marché. Pour trouver un terrain consensuel, une mission a été confiée à deux experts reconnus, le patron de Michelin, Jean-Dominique Senard, et la présidente de Vigeo, Nicole Notat. Leur travail renvoie aux intenses débats de l’après-guerre. Persuadés que l’élection du Front populaire avait été précipitée par l’entre-soi du capitalisme français, les gaullistes étaient alors obsédés par l’idée de régénérer ses pratiques. Les discussions furent vives mais les concrétisations politiques modestes. Les progrès de l’économie de marché limitèrent ensuite les critiques, jusqu’à la crise financière de 2007.
Dans le droit français, l’entreprise n’est pas définie. Le Code civil encadre la société, la structure juridique employée par des associés pour exploiter une entreprise. En 1804, ses rédacteurs voyaient en la société un contrat purement privé inspiré du droit romain. La définition n’a pas évolué. L’Insee définit de son côté l’entreprise comme une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision.
La vision libérale défend l’actionnaire
«La seule responsabilité sociale de l’entreprise est de faire des profits.» Le Prix Nobel d’économie américain Milton Friedman reste le plus brillant défenseur de l’intérêt des actionnaires. L’économiste libéral n’exprime pas une vision égoïste de l’entreprise mais développe une analyse économique cohérente. Selon lui, il existe une relation antagoniste intrinsèque entre un objectif de rentabilité et des finalités sociales ou environnementales. L’idée de forcer les entreprises à inclure une responsabilité sociale dans leur stratégie le hérisse profondément car elle menacerait les fondements d’une société libre. Le chercheur a vécu la montée en puissance des sujets responsabilité sociétale des entreprises (RSE), mais il n’a jamais dévié de ligne. En 2000, il affirmait encore: «Les personnes et non les entreprises peuvent agir éthiquement.»
Son analyse fut longtemps dominante. À une époque où l’entreprise était considérée par l’opinion publique comme un facteur essentiel de progrès, il semblait légitime qu’elle oriente ses activités vers un seul objectif: le profit. Le social restant de la responsabilité des gouvernements. L’entreprise est alors vue comme une entité autosuffisante, qui entretient des liens précis avec l’État et ses salariés mais pas l’ensemble de la société. L’impératif de maximisation de la valeur actionnariale est poussé à l’extrême dans les années 1990 avec la normalisation des stock-options qui instaurent une corrélation directe entre la rémunération des dirigeants et celle des actionnaires sans prendre en compte les intérêts des autres parties prenantes: salariés, clients, fournisseurs, collectivités locales…
La montée en puissance de la RSE
Ces excès marquent l’opinion publique toujours plus sensible aux questions d’inégalités, de corruption, d’atteintes aux droits de l’homme ou de pollution. Et les économistes, qui développent une vision alternative de l’entreprise, vont peu à peu gagner en notoriété. Dès 1950 naît aux États-Unis le courant de pensée Business & Society, qui pose un regard politique sur le lien entre le monde du business et la société. L’économiste Howard Bowen est le premier dans ce cadre à poser les jalons d’une RSE moderne. Beaucoup d’autres lui succéderont. Dans les années 1990, Archie Caroll construit un modèle pyramidal qui décrit les quatre niveaux d’obligation d’une entreprise envers la société: économique, légal, éthique et philanthropique.
Dans sa dernière lettre aux dirigeants des entreprises dans lesquelles sa société de gestion a investi, le patron de BlackRock, Larry Fink, se fait porte-parole de ce mouvement. «La société exige que les entreprises à la fois publiques et privées se mettent au service du bien commun», avance le financier.
Les écoles de commerce ont bien compris cette évolution. Partout des cours d’éthique des affaires fleurissent. Les diplômés 2016 de HEC ont même achevé leurs années de formation par un plaidoyer très remarqué d’Emmanuel Faber, le très engagé patron de Danone, sur la justice sociale. L’idée qu’une entreprise ne saurait rester rentable à long terme au milieu d’un monde malade s’impose peu à peu à l’ensemble des dirigeants.
En France, le droit évolue pas à pas
Dans notre pays, les affaires Lactalis, Findus, Servier ont illustré ces dernières années le fond de tension entre la société et les entreprises mais aussi la propension des Français à systématiquement replacer l’État au centre du jeu. Pour trouver un terrain d’apaisement, chaque pays a en effet trouvé sa réponse. Et en France, l’État et la loi dominent: la régulation des entreprises passe toujours par le Palais Bourbon. Les pays anglo-saxons ont eu plutôt tendance à trouver un espace entre la loi et le marché en approfondissant des sujets de bonne gouvernance et de mécénat tandis que l’Allemagne a travaillé son modèle environnemental.
Dès le début du XIXe siècle, le droit français a tenté d’appréhender la question de la responsabilité des entrepreneurs. La France connaît alors trois types de sociétés: la société en nom collectif qui engage toute la fortune des actionnaires, la société en commandite qui offre l’opportunité aux associés de ne pas participer à la gestion de l’entreprise et la société anonyme où chaque actionnaire n’est responsable qu’à hauteur de la somme qu’il a investie. Cette forme, jugée plus dangereuse, est soumise à autorisation jusqu’en 1867.
Depuis, le droit a évolué pas à pas. Les lois sur les nouvelles régulations économiques (NRE) plus Grenelle I et II exigeaient un effort de transparence des grandes entreprises sur les conséquences environnementales et sociales de leur activité. Les sociétés sont priées de communiquer les mesures qu’elles prennent pour réduire les risques climatiques. D’autres normes les forcent à promouvoir l’égalité entre les sexes en nommant un quota minimum de membres des deux sexes dans leur conseil d’administration. En parallèle, la norme internationale ISO 26000 de 2010 décrit les principes et les thèmes recouverts par la responsabilité sociétale et propose une méthode de mise en œuvre pour toutes les entreprises.
Faut-il aller plus loin ?
La France a trouvé une position intermédiaire. Sans modifier la définition du Code civil qui consacre l’actionnaire, de nombreuses règles ont été introduites dans les Codes du commerce, de l’environnement ou du travail afin d’élargir le champ de responsabilité des entreprises. Est-il nécessaire d’aller plus loin? Pour Emmanuel Macron, la réponse est clairement oui. En 2014, à Bercy, il avait proposé d’inclure dans la définition du Code civil l’idée qu’une société «doit être gérée au mieux de son intérêt supérieur, dans le respect de l’intérêt général économique, social et environnemental». Un projet de loi porté par des députés PS, et repoussé par l’Assemblée nationale il y a dix jours, allait dans ce sens. Cette option fait frémir les milieux d’affaires: si la définition de l’entreprise était ainsi amendée, n’importe quelle ONG pourrait poursuivre une entreprise, craignent-ils, pour la moindre activité qui serait jugée trop polluante ou trop discriminante envers telle ou telle catégorie de la population.
Sans préjuger des arbitrages finaux, l’exécutif devrait a priori atterrir sur un terrain plus consensuel. La partie légale pourrait être enrichie par la création d’un nouveau statut d’une société à objet social élargi. L’objectif étant de sécuriser les entreprises déjà engagées activement dans des démarches de RSE et de continuer à sensibiliser par ricochet les autres. L’immense majorité des dirigeants se déclarent désormais par conviction, sous la pression de l’opinion ou de leurs salariés, engagés sur les enjeux de RSE. Selon le dernier baromètre «Salariés et entreprise responsable» publié par Des Enjeux et des Hommes et Ekodev, 90 % des salariés considèrent l’entreprise légitime pour contribuer aux enjeux du développement durable et près de 40 % en font une condition de performance.
Le discours du PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, lors de la présentation de son plan stratégique, est symptomatique de cette nouvelle culture. «Baisse des rendements des terres agricoles, hausse de la pollution, difficultés de nos agriculteurs à vivre de leur travail… nous sommes confrontés à l’exigence de repenser notre modèle de production agricole», avait lancé le dirigeant, parti loin des préoccupations boursières de ses actionnaires.
Ce nouvel engagement n’a pas convaincu les patrons de l’intérêt d’un encadrement par de nouvelles lois. La grande majorité plaide toujours pour l’auto-régulation. Pour convaincre l’opinion et donc les politiques, il leur faudra, au-delà des beaux discours, accélérer les réalisations concrètes.
LE FIGARO – 29/01/18