LA TRIBUNE – Par Michel Cabirol et Fabrice Gliszczynski  |  09/10/2018

L’arrivée en avril 2019 de Guillaume Faury à la tête d’Airbus va marquer la fin d’une époque pour le groupe européen. (Crédits : Airbus) L’actuel patron des activités d’avions commerciaux d’Airbus, Guillaume Faury, a été désigné pour succéder au printemps 2019 à Tom Enders à la tête d’Airbus Group, afin de tourner la page de la crise de gouvernance que traverse le groupe depuis un an. La Tribune a analysé les 10 défis qu’il devra résoudre.

L’arrivée en avril 2019 de Guillaume Faury à la tête d’Airbus va marquer la fin d’une époque pour le groupe européen. La plupart des dirigeants historiques, qui ont connu la création du groupe EADS en 2000 (Tom Enders, Fabrice Brégier, Marwan Lahoud et bien d’autres) auront disparu du paysage d’Airbus. La nouvelle génération au pouvoir (Guillaume Faury, Dirk Hoke, Bruno Even…) va devoir solder les comptes du passé et tenter de projeter Airbus, qui va fêter ses 50 ans, dans le futur.

1/ Bâtir une équipe unie et loyale

Guillaume Faury n’arrive pas en terre inconnue à la tête d’Airbus. Il connait parfaitement la maison, notamment ses péchés les plus récurrents. Et pour cause : il est arrivé chez Eurocopter (devenu depuis Airbus Helicopters) en 1998 après avoir quitté la direction générale de l’armement (DGA). Puis il a quitté l’hélicoptériste en juin 2009 pour rejoindre le constructeur PSA. Une parenthèse de quatre ans avant de revenir chez Airbus par la grande porte en 2013 : il est nommé par Tom Enders, PDG d’Eurocopter. Aussi, Guillaume Faury a connu toutes les guerres fratricides entre Français (Philippe Camus et Noël Forgeard), les luttes interminables entre Français et Allemands, en passant par les luttes de pouvoir (Tom Enders et Fabrice Brégier).

Il devra rebâtir une équipe de direction unie et loyale. D’autant que de nombreux cadres importants au sein d’Airbus sont partis (Tom Williams, Didier Evrard…) ou vont partir (Harald Wilhelm). Les anciens de la maison vont devoir s’adapter à Guillaume Faury, qui est tous sauf un sentimental, et à ses méthodes. « Avec lui, tu plies ou tu casses », confie-t-on à La Tribune. Le directeur commercial d’Airbus Commercial Aircraft Eric Schulz en a fait l’amère expérience. Neuf mois seulement après son arrivée, il a dû plier bagage. Pour Guillaume Faury, c’est l’un de ses défis de court terme le plus important. Car il devra avoir l’esprit totalement libre pour préparer Airbus, qui va fêter ses 50 ans, à entrer dans une nouvelle ère complètement numérique.

2/ Gérer la fin des « affaires »

Si Guillaume Faury va prendre le manche d’Airbus, c’est « grâce » aux affaires, qui ont balayé l’actuelle direction. Des enquêtes sont ouvertes depuis 2016 par le Serious Fraud Office (SFO), l’agence britannique anti-fraude, puis le Parquet national français (PNF) sur des éventuels faits de corruption. Aux États-Unis, le ministère de la Justice (DoJ) est quant à lui en embuscade. En 2019, Airbus saura enfin ce qu’il devra payer comme amende à la Grande-Bretagne et à la France à l’issue des enquêtes du SFO et du PNF. Les marchés financiers ont depuis longtemps déjà intégré le montant de l’amende. Il n’y aura donc pas de tsunami à proprement parlé au sein du groupe, tout au plus un bon coup tabac qui va s’abattre sur Airbus.

Au-delà de ces enquêtes, Guillaume Faury va devoir gérer le mal-être des commerciaux d’Airbus. Car le groupe perd régulièrement des commandes pour respecter les règles strictes de compliance (conformité des contrats et des affaires) que le groupe a dû s’imposer à la suite des enquêtes du SFO et du PNF. Plus question de mettre à risque la réputation d’Airbus. « Aucune affaire ne le mérite », affirme-t-on en interne. Airbus estime qu’il aura raison sur le long terme quand les concurrents s’aligneront sur ces règles d’éthique. Pour l’heure, la concurrence jubile et profite de la politique d’Airbus, qui ferait même du zèle.

3/ La transformation digitale d’Airbus

Guillaume Faury en est convaincu puisqu’il l’a vécu dans l’automobile lors de son passage chez PSA entre 2008 et 2013. Pour atteindre une cadence de 75 appareils par mois sur les avions de la famille A320, mais aussi mettre en place un nouveau système de production pour le successeur de l’A320 à partir des années 2030, il doit accélérer la transformation technologique de l’avionneur, avec plus d’automatisation, de robotisation, de digitalisation…Le processus a déjà commencé par l’injection dans le système de production actuel de touches successives de nouvelles technologies, à l’image de la nouvelle ligne d’assemblage (FAL) à Hambourg, la 4e sur le site allemand, inaugurée le 14 juin dernier. Reste à savoir si une telle amélioration du système actuel suffira à atteindre la cadence 75 et à assurer la production, demain, d’un nouvel avion. Pour aller « à l’échelle » et entrer réellement dans l’ère digitale, Guillaume Faury devra convaincre les actionnaires d’investir des sommes très lourdes. Au-delà des grands fournisseurs (Tier-1), il devra également persuader l’ensemble des fournisseurs de la nécessité de se lancer dans la transformation digitale.

4/ Un EBIT à 10%?

Tom Enders avait promis en 2013 d’atteindre 10% d’EBIT en 2015. Il n’a pu tenir sa promesse. Airbus en est loin, très loin : 3,39 % en 2016 puis 5,12% en 2017. Guillaume Faury va-t-il réussir là où Major Tom a échoué ? En tout cas, lorsqu’il était PDG d’Airbus Helicopters, l’Ebit du constructeur de Marignane a plafonné dans un contexte difficile : 5,2 % en 2017, 4,6 % en 2016 et 6,3% en 2015. Pour autant, Guillaume Faury arrivera en avril 2019 à la tête d’Airbus dans un contexte financier moins compliqué, grâce notamment à la stabilisation du programme A400M, qui a encore plombé les comptes de 2017 (1,3 milliard d’euros de charges en 2017). En 2018, Airbus prévoyait d’ailleurs une amélioration de son EBIT.

5/ Imposer sa gamme sur le long-courrier face à Boeing

Si Airbus domine Boeing sur le marché des avions monocouloirs avec son A320 Neo, il reste en retrait sur le marché des long-courriers. Airbus joue gros sur le marché des très gros-porteurs. Si la commande de 34 A380 supplémentaires d’Emirates début 2018 assure une dizaine d’années de production au super Jumbo au compte-gouttes, Airbus serait bien avisé de trouver de nouveaux clients pour, non seulement améliorer les comptes du programme, mais aussi voir si le marché est réceptif à un éventuel lancement à partir de la moitié de la deuxième décennie d’une version allongée et remotorisée de l’A380.

Par ailleurs, sur le bas du marché des très gros-porteurs, occupé cette fois par les gros biréacteurs, Airbus joue gros également avec l’A350-1000, la plus grosse version de l’A350, avec 365 sièges en configuration de base. Mis en service l’an dernier, l’A350-1000 devra être au rendez-vous quand débuteront les grosses campagnes de renouvellement des B777-300 ER, à partir de la prochaine décennie. Il fera face au B777 9X (400 sièges) prévu en 2020 et surtout au B777 8X, un peu plus petit, à partir de 2022, les deux avions prévus par Boeing pour succéder au B777-300ER.

L’A350-1000 n’a pas le droit à l’erreur, sous peine de laisser Boeing occuper seul tout le haut du marché commercial, celui des avions de plus de 350 sièges. Airbus planche déjà sur une version plus longue, que d’aucuns appellent déjà l’A350-2000, lequel pourrait voir le jour au milieu de la prochaine décennie avec l’arrivée de nouveaux moteurs.

Les enjeux sont très lourds également sur le segment de marché allant de 260 à 320 sièges, correspondant aux deux versions de l’A330neo et à l’A350-900. Si le second s’est déjà bien vendu, les premiers sont à la peine sur le plan commercial, face au B787. Airbus devra faire les bons choix quand Boeing lancera son NMA (New Midze Airplane), pour remplacer vers 2025 son B757 et son B767 sur le marché des avions de 220 à 260-280 sièges. Airbus devra-t-il répondre frontalement en lançant lui aussi un nouvel avion (qui donnerait du baume au coeur aux ingénieurs des bureaux d’étude en mal de nouveaux programmes depuis 2007 en raison d’une stratégie focalisée depuis sur l’optimisation les gammes existantes, essentiellement par des remotorisations) ? Ou bien l’avionneur européen se contentera-t-il de lancer une version à plus long rayon d’action de l’A321 Neo (à 102 tonnes de masse au décollage contre 97 tonnes aujourd’hui ) pour confirmer le succès naissant de cet appareil ? Ce dernier scenario aurait l’avantage d’être peu coûteux et de garder des réserves financières pour lancer le successeur de l’A320 sur le court et moyen-courrier à partir de 2030. Un plan qui pourrait couper l’herbe sous le pied de Boeing qui, en cas de dérapage du programme NMA, ne pourrait lancer dans la foulée un successeur du B787.

6/ Réaliser l’objectif des 800 livraisons en 2018

Guillaume Faury le sait. Cela ferait désordre de terminer sa première année à la tête d’Airbus Commercial Aircraft sans avoir réalisé les objectifs 2018. Même avec des circonstances atténuantes liées aux problèmes de ses fournisseurs. Ce scénario n’est pas exclu. L’objectif des 800 livraisons d’avions cette année sera extrêmement compliqué à atteindre. A fin septembre, Airbus n’avait en effet livré que 495 appareils (hors les 8 C-Series de Bombardier, rebaptisés A220 avec la mainmise d’Airbus sur le programme en juillet). Il reste donc à livrer au dernier trimestre plus de 305 appareils pour atteindre l’objectif, soit une centaine en moyenne par mois au cours des trois prochains mois. Dit autrement, Airbus devra sortir 3,4 avions par jour pendant trois mois. La faute notamment aux difficultés rencontrées par Pratt & Whitney et CFM International, les deux motoristes de l’A320 Neo, pour monter en cadence.

Certes, les livraisons des moteurs ont repris sur un rythme plus soutenu aujourd’hui, mais l’installation des moteurs sur des avions déjà construits ne se fait non plus en claquant des doigts. Il reste encore une cinquantaine d’avions sur le tarmac qui attendent l’installation des réacteurs. Depuis deux ans, l’avionneur est habitué à ces cadences infernales en fin d’année. Mais chaque année, la marche est haute à monter. En 2016, les personnels d’Airbus avaient mis les bouchées doubles pour livrer plus de 111 appareils en décembre et atteindre l’objectif annuel. L’an dernier, ils ont dû réitérer l’exercice, mais sur les deux derniers mois. Cette année, ils devront réaliser l’exploit sur trois mois ! Surtout, si les motoristes ont recommencé à livrer, Airbus rencontre des difficultés internes à produire en Allemagne, selon certaines sources internes, plus précisément sur la quatrième ligne d’assemblage final (FAL) de Hambourg.

7/ Assurer la montée en cadence d’Airbus

Au-delà de l’objectif de livraisons 2018, l’un des enjeux principaux d’Airbus sera d’assurer la montée en cadence de la production sur une plus longue durée. Guillaume Faury devra donc s’entendre avec les motoristes de l’A320 Neo, Pratt & Whitney et CFM International (General Electric-Safran), pour pour atteindre à terme une cadence de 75 livraisons d’A320 par mois, contre une cinquantaine aujourd’hui et 60 prévus mi-2019. Cette montée en cadence est nécessaire sur le plan commercial. L’ampleur du carnet de commandes d’Airbus est tel qu’elle peut constituer un obstacle à de nouvelles ventes. Devoir attendre 7, 8 ou 9 ans avant de recevoir ses avions dissuade certaines compagnies aériennes de passer de nouvelles commandes.

Avant de se lancer, les motoristes veulent au préalable avoir la certitude que leurs fournisseurs pourront tenir le rythme et qu’Airbus leur garantisse le maintien dans la durée d’une cadence 75, afin de rentabiliser les investissements nécessaires pour changer de braquet. Dans ce débat l’historique d’Airbus plaide néanmoins en sa faveur, puisque l’avionneur a augmenté de manière continue sa production depuis 2000, sans la baisser pendant la crise financière. En outre, le trafic est aujourd’hui extrêmement dynamique et le marché des prises de commandes reste très actif, avec une floraison de campagnes en cours

8/ Faire décoller le programme A220 (ex C-Series de Bombardier)

Faire de l’alliance avec Bombardier un succès sera l’autre défi de Guillaume Faury. En reprenant en juillet le programme en difficulté de l’avion régional C-Series de Bombardier, rebaptisé depuis A220, Airbus vise à compléter sa gamme par le bas, en couvrant le marché du 100 à 150 sièges (en dessous de l’A320). L’objectif est non seulement d’améliorer les ventes, mais aussi d’augmenter les cadences de production tout en baissant les coûts de production. Avec le savoir-faire d’Airbus, l’A220 pourrait se vendre par « milliers », estimait Tom Enders l’an dernier.

9/ Réussir la coopération franco-allemande dans la défense

Plus qu’aucun autre groupe, Airbus est au cœur de la coopération franco-allemande dans le domaine de la défense. Et les dossiers sont nombreux. A commencer par le plus important pour l’Europe de la défense et pour le groupe européen, le système de combat aérien futur (SCAF). Ce sera un système de plateformes et d’armements interconnectés, centré autour d’un aéronef de combat polyvalent, permettant de couvrir l’ensemble du spectre des missions de combat dans à partir de l’espace aérien. Il doit permettre aux pays partenaires de ce programme de conserver la supériorité aérienne et de conduire les opérations depuis la troisième dimension à l’horizon 2040. Airbus, qui doit coopérer avec Dassault Aviation,  doit jouer le jeu pour réussir ce programme en mettant de côté les ego.

Par ailleurs, des études menées en coopération avec l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sont actuellement poursuivies en vue du lancement du programme de drone MALE européen en 2019 et de la livraison d’un premier système en 2025. Paris et Berlin réfléchissent également au lancement de plusieurs autres programmes militaires : avion de patrouille maritime PATMAR et surveillance de l’espace exo-atmosphérique. Enfin, la France et l’Allemagne ont décidé de moderniser l’hélicoptère de combat Tigre. Un contrat d’études pour la préparation du standard 3 du Tigre a été notifié en septembre à Airbus Helicopters, Thales et MDBA par l’OCCAR au nom de la France, de l’Allemagne et de l’Espagne. Ce nouveau standard comporte notamment le remplacement de l’avionique et la modernisation du système d’armes, dont le programme de missile air-sol MAST-F. Toutefois, pour ce programme, l’Allemagne semble s’éloigner de la France, préférant un programme israélo-germanique.

10/ Faire entrer Airbus dans le New Space

Séduit par le New Space, Tom Enders a beaucoup misé sur la constellation OneWeb. Mais un doute s’est installé sur la réussite de cette mégaconstellation de 900 satellites dans laquelle Airbus a investi. Un doute très sérieux. Tout comme un doute plane sur la réussite d’Ariane 6, le futur lanceur européen. Non pas sur le développement du programme mais sur la réussite commerciale de ce lanceur. Car déjà la France, en coopération avec l’Allemagne, travaille sur un projet de lanceur réutilisable (Ariane 6+ ou d’Ariane 7) pour mieux coller au marché et concurrencer plus efficacement SpaceX et Blue Origin. Un programme qui pourrait être lancé lors de la conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne (ESA) prévue fin 2019 en Espagne.