LA TRIBUNE – Par Michel Cabirol  |  27/03/2019

Selon le PDG de MBDA, Antoine Bouvier, le problème du veto américain sur le Scalp est « derrière moi ». (Crédits : © Benoit Tessier / Reuters) Investissements dans la recherche, rachat de PME ou prise de participation dans des start-up critiques, participation à des programmes de défense de l’Union européenne pour sauvegarder la souveraineté de l’industrie européenne. Trois volets de l’action poursuivie par MBDA pour desserrer la contrainte de la réglementation américaine ITAR, l’arme absolue pour paralyser la concurrence.

Le coup a été violent pour MBDA et, plus généralement, pour la France et son industrie de défense. D’autant plus violent que ce coup a été porté par un allié, les Etats-Unis qui bloquent depuis plus d’un an l’exportation d’un composant du Scalp vers l’Egypte, l’armée de l’air égyptienne souhaitant équiper ses avions de combat de ce missile de croisière. Une décision qui a entraîné le blocage d’une nouvelle commande du Rafale en Egypte. Avec ITAR, les Etats-Unis n’hésitent pas à se servir, y compris contre ses très proches alliés, de cette réglementation comme d’un outil très efficace pour pratiquer une guerre commerciale insidieuse, ou protéger un allié encore plus prioritaire que la France, Israël.

« Comme chacun sait, ces normes (ITAR et EAR, ndlr) permettent aux États-Unis de bloquer des ventes d’armes faites à l’étranger lorsque des composants fabriqués aux États-Unis entrent dans leur fabrication, avait expliqué en juillet 2018 la ministre des Armées, Florence Parly. Il est exact que nous sommes dépendants de ce mécanisme : nous sommes à la merci des Américains quand nos matériels sont concernés. Avons-nous les moyens d’être totalement indépendants des composants américains ? Je ne le crois pas ».

  1. Un électrochoc suivi d’une prise de conscience

Pour autant, le veto américain à l’exportation d’un missile de MBDA été un électrochoc, qui a entraîné une prise de conscience des vulnérabilités importantes en France et en Europe. Des décisions ont depuis été prises. MBDA tente effectivement de limiter les effets dévastateurs à l’export de la réglementation ITAR. Ainsi, le missilier a entrepris un long travail de désITARisation du missile Scalp, qui a pris plusieurs mois. Quelle était la solution pour en sortir ? Le missilier européen devait réaliser des investissements en matière de recherche et de technologie pour être en mesure de fabriquer un composant analogue, qui échappe au dispositif ITAR. Une opération qui était réalisable dans un délai raisonnable. Aujourd’hui, « le problème est derrière moi », a assuré le PDG de MBDA, Antoine Bouvier, lors de la présentation des résultats de son groupe il y a une semaine.

« ça veut dire qu’un certain nombre d’actions ont été prises, un certain nombre de décisions ont été prises, un certain nombre d’initiatives ont été prises pour que nous considérions aujourd’hui que cette question a été traitée dans le périmètre qui était celui sur lequel nous avons eu ce problème particulier », a joliment précisé Antoine Bouvier, sans citer le nom du missile, ni le pays client, ni le pays qui bloque.

Au-delà, La France travaille à désensibiliser les futurs programmes d’armement à la réglementation ITAR. « Il serait intéressant qu’au titre de l’autonomie stratégique on puisse ré-internaliser certaines technologies », avait expliqué en avril 2018 la ministre à La Tribune. Florence Parly avait également affirmé en septembre 2018 que cette moindre dépendance serait cruciale pour la viabilité du futur programme d’avion de combat (SCAF) auquel MBDA va participer. Elle avait estimé que les industriels devaient prendre en compte ce dossier en lançant des investissements en matière de recherche et de technologie pour être ITAR free. « Certains industriels l’ont compris », avait-elle précisé. C’est encore le cas de MBDA dans le cadre du développement du missile air-air MICA-NG. Ce programme, qui sera opérationnel en 2025, sera développé en prenant en compte la contrainte ITAR.

  1. MBDA investit dans des start-up et PME critiques

En 2018, MBDA a pris une participation dans la PME Dolphin en grandes difficultés, qui développe les composants électroniques très sensibles. Il n’est pas sûr que le missilier aurait pris une telle décision il y a trois ans pour sauver cette PME en redressement judiciaire, et/ou pour préserver la base industrielle et terminologique de défense (BITD) face à l’appétit de groupes internationaux. Cet investissement de deux millions d’euros « montre l’engagement de MBDA à être un acteur responsable dans l’activité de défense française lorsque des sources d’approvisionnement sont potentiellement à risque », a fait valoir le PDG de MBDA, qui avait le soutien de la direction générale de l’armement (DGA). Cette opération devait « être faite pour pérenniser cette activité chez ce fabricant de composants électroniques », qui est « importante en France dans la protection des informations sensibles sur nos équipements », a précisé Antoine Bouvier

MBDA a acheté Dolphin « pour éviter la reprise de cette activité par des acteurs non européens potentiellement hostiles. Donc, on a agi vite, on a agi avec des partenaires (Soitec, une société spécialisée dans les micro-processeurs, ndlr), on a agi avec la DGA. Au-delà du montant, c’est la capacité à être un acteur responsable et lorsqu’il y a une filière de souveraineté qui est une filière à risque, et bien, on prend des actions et on s’organise pour que ce risque soit limité ».

En 2016, MBDA, – Safran aussi en 2017, s’est intéressé à la start-up Kalray, leader européen des microprocesseurs de nouvelle génération pour systèmes embarqués critiques. Le missilier avait souscrit à un emprunt convertible à hauteur de 1 million d’euros en janvier 2016. Puis, MBDA a converti l’année suivante cet emprunt en capital (1,1 million, intérêts compris) marquant son entrée au capital de Kalray (4,71%). Une opération importante au moment où cette start-up nourrit des ambitions aux États-Unis et intéresse également la Chine, via le fonds d’investissement Pengpai, qui détient 15,14% du capital.

Quelles sont les applications de Kalray dans le domaine de la défense? Principalement pour les futurs systèmes embarqués critiques. A commencer dans les drones et les missiles – d’où la présence de MBDA dans le capital de Kalray -, et plus précisément dans les autodirecteurs mais également sur les drones (traitement embarqué des images et calcul de la trajectoire). En termes de microprocesseurs, les besoins de MBDA s’articulent autour de la nécessité d’une grande puissance de calcul, tout en ayant d’importantes contraintes de faible consommation et de faible latence afin de substituer un système électronique à une intervention humaine. En outre, les solutions développées par Kalray sont en mesure d’être intégrées dans des systèmes embarqués, qui requièrent de hauts niveaux de certification. Kalray devait démarrer fin 2018 un nouveau projet collaboratif de R&D (Recherche et Développement) majeur autour des systèmes intelligents embarqués. Ce projet permettra à start-up de travailler en amont sur ses domaines d’expertise avec des industriels et des centres de recherche de premier plan.

  1. MBDA très attentif aux initiatives de Bruxelles

Le missilier regarde avec énormément d’attention les différentes initiatives lancées par la Commission européenne pour protéger la BITD européenne. Car, selon Antoine Bouvier, « les initiatives communautaires prennent de plus en plus d’importance et sont structurantes pour l’industrie de la défense. Structurantes bien au-delà des budgets en jeu qui, aujourd’hui, restent relativement limités ». Ainsi, l’action préparatoire concernant la recherche en matière de défense (PADR) prévoit deux programmes d’importance vitale pour la souveraineté de l’industrie européenne : la compréhension des enjeux, notamment sur les licences d’exportation non européennes et un cadrage des actions qui pourra être mis en place ; les conditions dans lesquelles une filière industrielle européenne pourrait être mise en place en évitant les restrictions imposées par les pays tiers aux utilisateurs finaux.

« Même si le budget est limité, il y a un effet d’entrainement, un effet de mobilisation qui est extrêmement significatif, comme si toute la communauté de défense en Europe avait saisi l’importance du caractère structurant de ces programmes européens », a expliqué Antoine Bouvier.

Les groupes sélectionnés dans le cadre de ce programme devront proposer une cartographie de criticité afin d’identifier les composants, les technologies et/ou les matériaux nécessitant un soutien prioritaire en raison de la nécessité technologique ou économique. Ils devront dans un second temps proposer des activités de R&T (Recherche et Technologies) pour les systèmes et les composants, conformément à la feuille de route et à la cartographie de la criticité proposées. Bruxelles attend une « démonstration convaincante du potentiel » de la recherche des groupes européens en faveur des technologies de défense critiques. Ce programme devrait contribuer d’ici à 2027  « au renforcement de l’industrie européenne et à améliorer sa position mondiale grâce à la mise en œuvre de technologies innovantes dans une nouvelle chaîne de valeur de fabrication européenne », a expliqué la Commission.

« Ces deux initiatives reflètent un souci, un objectif de souveraineté et d’indépendance européenne sur les filières des composants mais également des filières technologiques et des filières de capacité », a précisé Antoine Bouvier. C’est un programme sur lequel MBDA va répondre avec des partenaires. « C’est important parce que cela veut dire que c’est une prise de conscience d’objectif de trouver progressivement des domaines sur lesquels on construira, progressivement encore, un certain niveau d’indépendance et de souveraineté, s’est réjoui le patron du missilier. Je pense que l’Union Européenne est le bon périmètre pour le faire ». Et bingo, l’UE, qui a constaté un risque élevé pour qu’elle devienne fortement dépendante de fournisseurs établis dans des pays tiers, en a pris véritablement conscience. Action…